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Famille
L’enfant dans le couple de même sexe : possession d'état et délégation-partage
Enfants – Filiation et adoption- Saisie sur avis rendu le 7 mars 2018, la Cour de cassation refuse d’ouvrir la possession d’état comme mode d’établissement de la filiation au bénéfice du concubin du parent de même sexe.
- En matière de délégation-partage, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé ce mécanisme d’exercice de l’autorité parentale conforme à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et n’a pas considéré qu’il y avait violation de ladite Convention en cas de refus des juridictions françaises d’autoriser une délégation-partage croisée dans un couple de même sexe pour chacun des membres du couple à l’égard de leurs enfants respectifs.
Rappel des mécanismes de la possession d’état et de la délégation-partage
La possession d’état
La possession d’état constitue un mode d’établissement volontaire de la filiation.
Littéralement, la possession d’état est « l’apparence d’un état ». Elle désigne l’apparence d’un état donné à une personne qui se comporte comme un véritable parent à l’égard de l’enfant, c’est-à-dire comme un véritable titulaire de droits et pouvoirs à son égard.
La possession d’état a vocation à bénéficier d’une double nature. Elle repose avant tout sur une présomption de conformité à la vérité biologique : celui qui élève l’enfant comme le sien est, en général, le père ou la mère de l’enfant, même si elle ne confond pas vérité biologique et vérité affective.
La possession d’état traduit aussi une volonté d’accueil de l’enfant et une réalité affective, sociologique.
Mode autonome d’établissement de la filiation au même titre que la reconnaissance volontaire ou la présomption de paternité par exemple, la possession d’état bénéficie d’une certaine stabilité. En effet, même si l’existence d’un titre en faisant foi et d’une possession d’état conforme n’empêche pas la remise en cause de la filiation, cette dernière deviendra inattaquable pour les tiers dès lors que cinq ans de possession d’état confirment le titre comme le prévoit l’article 333 du code civil.
« Lorsque la possession d’état est conforme au titre, seuls peuvent agir l’enfant, l’un de ses père et mère ou celui qui se prétend le parent véritable. L’action se prescrit par cinq ans à compter du jour où la possession d’état a cessé ou du décès du parent dont le lien de filiation est contesté. Nul, à l’exception du ministère public, ne peut contester la filiation lorsque la possession d’état conforme au titre a duré au moins cinq ans depuis la naissance ou la reconnaissance, si elle a été faite ultérieurement ».
Ses principaux éléments constitutifs sont prévus :
- à l’article 311-1 du code civil qui dispose que : « La possession d’état s’établit par une réunion suffisante de faits qui révèlent le lien de filiation et de parenté entre une personne et la famille à laquelle elle est dite appartenir. Les principaux de ces faits sont :
- 1° Que cette personne a été traitée par celui ou ceux dont on la dit issue comme leur enfant et qu’elle-même les a traités comme son ou ses parents ;
- 2° Que ceux-ci ont, en cette qualité, pourvu à son éducation, à son entretien ou à son installation ;
- 3° Que cette personne est reconnue comme leur enfant, dans la société et par la famille ;
- 4° Qu’elle est considérée comme telle par l’autorité publique ;
- 5° Qu’elle porte le nom de celui ou ceux dont on la dit issue. »
- ainsi qu’à l’article 311-2 du code civil qui énonce que : « La possession d’état doit être continue, paisible, publique et non équivoque »
La possession d’état est reconnue par le biais :
- d’un acte de notoriété en application de l’article 317 du code civil,
« Chacun des parents ou l’enfant peut demander à un notaire que lui soit délivré un acte de notoriété qui fera foi de la possession d’état jusqu’à preuve contraire. L’acte de notoriété est établi sur la foi des déclarations d’au moins trois témoins et de tout autre document produit qui attestent une réunion suffisante de faits au sens de l’article 311-1. L’acte de notoriété est signé par le notaire et par les témoins. La délivrance de l’acte de notoriété ne peut être demandée que dans un délai de cinq ans à compter de la cessation de la possession d’état alléguée ou à compter du décès du parent prétendu, y compris lorsque celui-ci est décédé avant la déclaration de naissance. La filiation établie par la possession d’état constatée dans l’acte de notoriété est mentionnée en marge de l’acte de naissance de l’enfant. »
- d’une décision de justice constatant la possession d’état, en application des articles 310-1 alinéa 2 du code civil, disposant que : « [la filiation] peut aussi [être légalement établie] par jugement dans les conditions prévues au chapitre III du présent titre. »,
« La filiation est légalement établie, dans les conditions prévues au chapitre II du présent titre, par l’effet de la loi, par la reconnaissance volontaire ou par la possession d’état constatée par un acte de notoriété ainsi que, dans les conditions prévues au chapitre V du présent titre, par la reconnaissance conjointe.
Elle peut aussi l’être par jugement dans les conditions prévues au chapitre III du présent titre ».
L’article 330 du même code précise que : « La possession d’état peut être constatée, à la demande de toute personne qui y a intérêt, dans le délai de dix ans à compter de sa cessation ou du décès du parent prétendu. ».
Dans les deux cas, la possession d’état offre à ceux au bénéfice desquels elle est octroyée la reconnaissance juridique d’une situation sociale qui surplombe les considérations d’ordre scientifique.
La délégation-partage
La délégation-partage est un outil de « soutien à la parentalité » ; elle permet à un tiers de l’enfant de partager avec le ou les parents les droits et devoirs parentaux qui appartiennent à ces derniers. Le plus souvent utilisée par le beau-parent, elle peut aussi bénéficier aux grands-parents ou tout autre membre de la famille.
La délégation-partage est prévue à l’article 377-1 du code civil. Cet article prévoit que la délégation-partage suppose une décision du juge qui veillera à ce que les propositions du ou des parents soient bien conformes à l’intérêt de l’enfant. La difficulté principale de ce mode d’exercice de l’autorité parentale repose dans l’étendue des pouvoirs qu’elle confère et qui demeure imprécise.
« La délégation, totale ou partielle, de l’autorité parentale résultera du jugement rendu par le juge aux affaires familiales.
Toutefois, le jugement de délégation peut prévoir, pour les besoins d’éducation de l’enfant, que les père et mère, ou l’un d’eux, partageront tout ou partie de l’exercice de l’autorité parentale avec le tiers délégataire. Le partage nécessite l’accord du ou des parents en tant qu’ils exercent l’autorité parentale. La présomption de l’article 372-2 est applicable à l’égard des actes accomplis par le ou les délégants et le délégataire. Le juge peut être saisi des difficultés que l’exercice partagé de l’autorité parentale pourrait générer par les parents, l’un d’eux, le délégataire ou le ministère public. Il statue conformément aux dispositions de l’article 373-2-11. »
La Cour de cassation a d’ailleurs rappelé à ce titre que « le prononcé d’une délégation partielle de l’exercice de l’autorité parentale, sans précisions des droits délégués, n’équivaut pas au prononcé d’une délégation [d’autorité parentale] totale » (Civ. 1ère, 24 février 2006, n°04-17.090).
Apport des arrêts commentés de la Cour de cassation et de la Cour européenne des droits de l’homme
L’avis de la première chambre civile de la Cour de cassation du 7 mars 2018, n°17-70.039
IMPORTANT : il convient avant toute chose de rappeler que cet avis rendu par la première chambre civile est antérieur à la loi n°2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique ayant notamment créé un nouveau mode de filiation au profit des couples de femmes ayant eu recours à une assistance médicale à la procréation, à savoir la reconnaissance conjointe anticipée devant notaire, ainsi qu’à la loi n°2022-219 du 21 février 2022 visant à réformer l’adoption qui ouvre l’adoption aux couples non mariés.
Par cet avis, la Cour de cassation rappelait que la loi n°2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage pour les couples de même sexe cantonne le mode d’établissement du lien de filiation entre les époux homosexuels à l’adoption et en déduit que ce mode d’établissement du lien de filiation ne peut être, a fortiori, ouverts aux concubins de même sexe. La première chambre civile ajoute que les dispositions de l’article 320 du code civil qui prévoient que : « Tant qu’elle n’a pas été contestée en justice, la filiation légalement établie fait obstacle à l’établissement d’une autre filiation qui la contredirait. », s’opposent à ce que deux filiations maternelles ou deux filiations paternelles soient établies à l’égard d’un même enfant.
Dans cet avis, la question du recours à la possession d’état comme mode d’établissement d’une filiation hors de toute réalité biologique n’était pas tranchée en tant que tel. Pour certains auteurs, il n’existerait pas d’obstacle en droit français à ce que ce mode d’établissement de la filiation utilisé pour consacrer le lien entre l’enfant et la mère d’intention qui ne lui a pas donné naissance, soit la personne de même sexe partageant une vie de couple avec le parent, mais qui en prend soin et l’élève notamment depuis sa naissance.
La question de l’incidence de la réalité biologique dans le cadre de la possession d’état fait l’objet d’une demande d’avis devant la Cour de cassation ainsi formulée : « Dans la mesure où l’article 311-1 du code civil prévoit que la réunion suffisante de faits caractérisant la possession d’état est censée « révéler » le lien de filiation et de parenté entre une personne et la famille à laquelle elle est dite appartenir, une filiation à l’égard d’un demandeur dont il est constant qu’il n’est pas le père biologique de l’enfant peut-elle être établie dans le cadre de l’action en constatation de la possession d’état prévue à l’article 330 du code civil ? ».
Il s’agit certes ici de « parents » de sexes différents mais la réponse de la première chambre civile, par avis du 23 novembre 2022, n°22-70.013, amène à s’interroger sur le maintien de sa solution de 2018 puisqu’elle affirme que : « la possession d’état constitue un mode d’établissement de la filiation prévu au titre VII du livre premier du code civil. Fondée sur l’apparence d’une réalité biologique, elle correspond à une réalité affective, matérielle et sociale. La circonstance que le demandeur à l’action en constatation de la possession d’état ne soit pas le père biologique de l’enfant ne représente pas, en soi, un obstacle au succès de sa prétention. ».
Ainsi, il est possible de considérer que le parent d’intention de même sexe peut rapporter la preuve des éléments constitutifs de la possession d’état puisque l’absence de réalité du lien biologique n’est pas un obstacle à l’établissement d’un acte de notoriété.
Ce parent peut donc potentiellement recourir à la possession d’état pour faire établir son lien de filiation, à l’inverse du parent d’intention dans la gestation pour autrui -notamment de la mère d’intention- où la Cour de cassation, face à une potentielle possession d’état admise au bénéfice de celle n’accouchant pas, pourrait user pour s’y opposer des articles
- 335 du code civil ;
« La reconnaissance d’un enfant naturel peut être faite dans l’acte de naissance, par acte reçu par l’officier de l’état civil ou par tout autre acte authentique. L’acte comporte les énonciations prévues à l’article 62. »
- et 336 du code civil.
« La filiation légalement établie peut être contestée par le ministère public si des indices tirés des actes eux-mêmes la rendent invraisemblable ou en cas de fraude à la loi. »
L’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme B. et L. contre France du 6 février 2018, n°6290/11
Dans l’arrêt du 06 février 2018, deux femmes en couple ayant chacune de donner naissance à un enfant par le biais d’une assistance médicale à la procréation -antérieurement à la loi n°2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique ouvrant ce processus aux femmes seules et couples de femmes- ont saisi conjointement le juge d’une demande d’exercice conjoint de l’autorité parentale sur les enfants par le biais d’une délégation d’autorité parentale croisée. Le juge aux affaires familiales fait droit à leurs demandes et partage l’exercice de l’autorité parentale sur les deux enfants. La cour d’appel infirme le jugement et la Cour de cassation rejette le pourvoi formé contre cette décision.
Face à la Cour européenne des droits de l’homme, les deux mères prétendent que la décision violait leur droit au respect de la vie privée et familiale ainsi que l’interdiction à toute discrimination, ici relative à leur orientation sexuelle.
La Cour européenne des droits de l’homme conclut cependant à l’absence de violation du droit au respect à la vie privée et familiale des deux mères ainsi qu’à l’interdiction à toute discrimination. La Cour juge notamment dans cet arrêt que les deux mères « sont perçues par leur entourage comme les parents des deux enfants et qu’elles n’ont pas fait état de difficultés particulières telles qu’elles auraient exigé les délégations d’autorité parentale sollicitées ».
Les auteurs juridiques français ont pu regretter cette décision constatant que la délégation-partage, pourtant prévue pour alléger « l’organisation d’une parentalité », est soumise en France à des conditions générales ainsi qu’à des conditions de reconnaissance (décision de justice) si exigeantes que sa mise en œuvre est parfois difficile. Il est vrai que le dossier et la procédure sont exigeants, mais c’est bien le rôle d’un avocat spécialisé en filiation de guider les parents !
Par Sarah EL KENZ et Capucine BOHUON
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