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Un octroi obligatoire ?

L’office du juge en matière d’emploi dans le cadre d’un quasi-usufruit

Liquidation et partage de successions

Le nu-propriétaire qui formule en juste une demande en emploi des deniers objets de l’usufruit doit justifier de la mise en danger de ses intérêts par l’usufruitier.
Le juge n’est donc pas tenu d’accéder à la demande de mesure conservatoire du nu-propriétaire dans le cadre d’un quasi-usufruit et dispose d’un pouvoir d’appréciation souveraine en la matière.

Pour cerner les avantages et les risques pratiques liés à l’exercice d’un quasi-usufruit, plus spécifiquement la possibilité pour l’usufruitier de se voir contraint par le juge d’employer les deniers objet du quasi-usufruit, il convient de poser quelques définitions.

Les définitions utiles

L’usufruit

Par principe, la propriété est indivisible. Cela signifie que celui qui détient le titre dispose de la capacité d’utiliser le bien (usus), d’en récolter les fruits (fructus) et de le céder (abusus). Il est toutefois possible de démembrer un droit de propriété. Autrement dit, il est envisageable d’attribuer à différentes personnes les différents attributs de la propriété énumérés ci-avant. Schématiquement, le nu-propriétaire dispose de l’abusus et l’usufruitier du droit d’user et de jouir du bien.

En vertu de l’article 578 du Code civil, l’usufruit correspond au :

« droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d’en conserver la substance ».

Il existe des usufruits conventionnels et des usufruits légaux, institués par la loi. Parmi eux, en matière successorale, l’usufruit légal du conjoint survivant.

L’article 757 du Code civil prévoit en effet que :

« Si l’époux prédécédé laisse des enfants ou descendants, le conjoint survivant recueille, à son choix, l’usufruit de la totalité des biens existants ou la propriété du quart des biens lorsque tous les enfants sont issus des deux époux et la propriété du quart en présence d’un ou plusieurs enfants qui ne sont pas issus des deux époux ».

Cet article prévoit donc plusieurs cas de figure : 

  • Si tous les enfants sont issus des deux époux, alors le conjoint survivant peut opter :
    • pour l’usufruit de la totalité des biens de la succession. Alors les enfants en recueillent la nue-propriété,
    • pour la pleine propriété du quart de la succession de son époux. Alors les enfants disposent des trois-quarts de succession de leur parent décédé en nue-propriété et le conjoint survivant de l’usufruit correspondant.
  • S’il existe des enfants d’un autre lit, le conjoint survivant ne dispose pas de cette option et recueille le quart de la propriété.

Le quasi-usufruit

Dans les deux premiers cas de figure, c’est-à-dire la constitution d’un usufruit légal sur la totalité des biens de la succession, le conjoint survivant peut jouir de biens consomptibles – c’est-à-dire dont l’usage ne peut se réaliser que par leur consommation. C’est le cas des sommes déposées sur un compte bancaire. On parle alors de quasi-usufruit sur ces sommes d’argent. Ce droit réel ne confère pas à son titulaire un droit de propriété au sens premier du terme, mais ses prérogatives sur les biens concernés sont élargies par rapport à celles d’un usufruitier classique : il peut disposer des biens.

L’article 587 du Code civil définit précisément le quasi-usufruit comme suit :

« Si l’usufruit comprend des choses dont on ne peut faire usage sans les consommer, comme l’argent, les gains, les liqueurs, l’usufruitier a le droit de s’en servir, mais à la charge de rendre, à la fin de l’usufruit, soit des choses de même quantité et qualité soit leur valeur estimée à la date de la restitution ».

L’usufruitier a toutefois la charge de restituer ces biens. Rappelons que l’usufruit est en principe un droit viager – prenant fin lors du décès de l’usufruitier. Si ce dernier n’a pas consommé les actifs faisant l’objet du quasi-usufruit, ils reviennent tout simplement au nu-propriétaire lors de la dévolution de la succession. Si en revanche les actifs ont été consommés, l’usufruitier doit les restituer en prélevant sur son propre patrimoine des biens de même nature et quantité, ou des biens différents mais ayant une valeur pécuniaire.

C’est la créance de restitution dont il est débiteur. A noter que, sous certaines conditions, celle-ci échappe aux droits fiscaux à payer sur une succession, puisque les nu-propriétaire sont ici juridiquement appréhendés en tant que créanciers et non en tant qu’héritiers.

L’obligation d’emploi des deniers objets du quasi-usufruit

Parce que le quasi-usufruit confère à celui à qui il bénéficie des prérogatives plus larges que celles permises par un usufruit classique, le nu-propriétaire doit pouvoir être protégé et son droit à restitution être garanti.  C’est l’objectif des articles 601 à 603 du Code civil.

L’article 601 du Code civil prévoit que l’usufruitier : 

« donne caution de jouir raisonnablement, s’il n’en est dispensé par l’acte constitutif de l’usufruit ; cependant, les père et mère ayant l’usufruit légal du bien de leurs enfants, le vendeur ou le donateur sous réserve d’usufruit, ne sont pas tenus de donner caution ». 

L’article 602, lui, prévoit notamment que :

« Si l’usufruitier ne trouve pas de caution, (…) les sommes comprises dans l’usufruit sont placées ». 

Enfin, l’article 603 permet au nu-propriétaire, en l’absence de caution donnée, d’ :

« exiger que les meubles qui dépérissent par l’usage soit vendus, pour le prix en être placé comme celui des denrées… »

La combinaison de ces trois dispositions, très utilisés par les avocats spécialistes en droit des successions au cabinet, permet d’identifier plus précisément le régime du quasi-usufruit dans une succession.

D’une part, l’usufruitier peut se trouver dans l’obligation d’employer les deniers objets du quasi-usufruit à destination choisie par le nu-propriétaire, afin de protéger sa créance de restitution. Les sommes ainsi investies permettent d’acquérir un bien équivalent en quantité et en valeur, qui pourra réintégrer le patrimoine du nu-propriétaire à l’expiration de l’usufruit

D’autre part, certaines personnes sont dispensées de donner caution. C’est notamment le cas des père et mère ayant l’usufruit légal du bien de leurs enfants. Néanmoins en ce qui les concerne, la dispense de caution ne leur permet pas d’échapper à l’obligation d’employer. Cette obligation est d’ordre public en vertu de l’article 1094-3 du Code civil.  

Celui-ci dispose en effet que : « Les enfants ou descendants pourront, nonobstant toute stipulation contraire du disposant, exiger, quant aux biens soumis à l’usufruit, (…) qu’il soit fait emploi des sommes ».

Dès lors, le conjoint survivant bénéficiaire de l’usufruit légal de ses enfants sur la succession du défunt peut être obligé, par eux, à employer les sommes objet du quasi-usufruit.

Synthèse des avantages et des risques du quasi-usufruit

Le quasi-usufruit sur les deniers issus de la succession du conjoint défunt permet au conjoint survivant d’utiliser les sommes et ainsi de profiter pleinement de l’usus et du fructus attachés à l’usufruit

Le conjoint survivant est cependant tenu à une créance de restitution. Il devra donc rapporter les sommes (ou autres biens consomptibles) lors de l’expiration de l’usufruit, qui peut advenir des années après sa constitution et en général au décès de l’usufruitier.

Enfin, le conjoint survivant peut se voir contraint par ses enfants à employer les sommes à destination déterminée.

L’office du juge en la matière

Au cours de la durée du quasi-usufruit, si le conjoint survivant n’est pas d’accord pour garantir les nu-propriétaire, ils peuvent demander au juge d’ordonner l’emploi des sommes. 

Afin d’obtenir une telle décision, le nu-propriétaire doit établir que ses intérêts sont en danger. Le juge du fond dispose de la faculté d’apprécier souverainement une telle mise en danger. En d’autres termes, le juge n’est pas tenu d’accéder à la demande d’emploi du nu-propriétaire. Ce n’est que s’il estime la situation suffisamment compromettante pour les intérêts de ce dernier qu’il l’accordera. Le juge peut donc tout à fait refuser de faire droit aux demandes de mesures conservatoires. Cette solution est le résultat d’un cycle de jurisprudence ancien et pérenne (Cass., Req., 21 janvier 1845 ; Req., 3 mars 1868 ; Req., 8 novembre 1881 ; Req., 26 mars 1988). Les intérêts du nu-propriétaire sont par exemple compromis si l’usufruitier n’a pas révélé qu’il avait disposé des derniers et a vendu ses immeubles personnels permettant à l’usufruitier d’exercer un recours le cas échéant, ou encore si ses affaires sont en désordre et sa solvabilité engagée.

Par Iona Peronnet et Nicolas Graftieaux, le 14 janvier 2025