Aller au contenu

Droit de la famille

Famille : décharge de solidarité entre les époux pour le paiement d’une dette fiscale

CA de Versailles, 3e ch., N°21VE02953

Divorce – Séparation de corps, Patrimoine - Fiscalité

Enseignement de l'arrêt

  • L’article 1691 bis du Code général des impôts prévoit une décharge de la solidarité entre époux face à l’imposition commune sur les revenus en cas de disproportion marquée entre le montant de la dette et la situation financière et patrimoniale du contribuable au jour de la demande de décharge.
  • Il est disproportionné pour un ex-époux de liquider l’intégralité de son patrimoine et à dédier plus de 4 années de revenus pour rembourser la dette fiscale causée par l’ex-époux.

 

La décharge de solidarité à la dette fiscale entre les époux

Le refus de décharge de l’obligation solidaire de paiement en première instance

Le mariage des époux concerné par cette décision dure deux ans pendant lesquels ils font l’objet d’une imposition sur les revenus commune. Une procédure aux fins de divorce est initiée en 2015, lequel est prononcé définitivement le 7 février 2019.

L’administration fiscale à l’issue d’un contrôle sur pièces, notifie des rectifications au titre des revenus perçus par le couple pendant les deux années de mariage (bénéfices non-commerciaux relatifs à une activité de l’époux). Les impositions qui découlaient des activités de l’époux ont été mises en recouvrement au nom du foyer fiscal pour un montant de 229.997 €. 

L’ex-épouse estime devoir être déchargée à hauteur de 94.335 € en droits et 115.839 € de pénalités, soit une décharge totale de 210.174 € et dépose le 19 juillet 2019, l’épouse dépose une deuxième demande de décharge de responsabilité solidaire pour ces impositions (la première datait du 15 novembre 2017, son instruction avait été rejetée par l’administration fiscale en raison d’une réclamation préalable avec sursis de paiement introduite par l’époux). Cette demande est rejetée dans un premier temps par une décision du directeur départemental des finances publiques de l’Essonne en date du 7 janvier 2020. Puis, par un jugement en date du 14 octobre 2021, le Tribunal administratif de Versailles rejette également la demande de décharge de l’obligation de paiement des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu ainsi que des majorations correspondantes auxquelles elle avait été assujettie solidairement avec son ancien époux en 2013 et 2014. 

L’ex-épouse interjette appel. La Cour d’appel de Versailles statuant en sa troisième chambre le 19 octobre 2023 fait droit à la demande de l’appelante et annule le jugement de première instance. L’appelante est déchargée partiellement de son obligation de paiement des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu et des pénalités des années 2013 et 2014 auxquelles elle avait été assujettie solidairement avec son ex-époux. 

La cour précise que la décharge est calculée selon les modalités fixées au a) et d) du 2) du II de l’article 1691 bis du Code général des impôts.

L’appréciation de la disproportion marquée prévue par l’article 1691 bis du code général des impôts

Les motivations de l’appelante

L’ex-épouse motivait sa demande d’annulation du jugement de première instance aux motifs suivants.

  • Sa situation patrimoniale avait été mal évaluée par les juges du fond puisque : 
    • Pour son appartement parisien : les comparables retenus pour évaluer son appartement parisien sont situés à des étages élevés alors que le sien est situé au premier étage, la surface de son appartement est moindre, il connaissait une configuration particulière, il a subi un dégât lié à une grande humidité, il est occupé par un locataire ; une décote de 10% devait donc être appliquée et enfin la vente de cet appartement serait soumis à une taxation du fait de la plus-value.  
    • Pour la valeur de sa part détenue dans une SCI familiale : elle ne détient qu’une part dans cette société qui est une société familiale ; la cession devrait être agréée par l’ensemble des associés, la valeur vénale de cette part est donc nulle, a minima une décote de 25% pour illiquidité doit être appliquée ; 
    • S’agissant de ses autres biens mobiliers : son véhicule est indispensable au maintien de ses revenus ; 
    • Sa situation financière a été mal appréhendée par le tribunal puisque ses ressources mensuelles nettes s’élèvent à un montant de 442€ ; 
    • En ce qui concerne son salaire, il faut tenir compte de l’impôt sur le revenu afférent à ceux perçus durant l’année 2019 et non le taux du prélèvement à la source appliqué en 2019, puisque celui-ci se rapporte aux revenus 2018 ; 
    • Ses charges courantes sont bien supérieures à celles retenues par le Tribunal, en moyenne 2.178 € par mois.
  • Compte tenu de ce qui précède, l’ex-épouse après avoir liquidé son patrimoine net -qu’elle évalue à un montant de 94.271 €- ne pourrait acquitter sa dette fiscale qu’en plus de 24 ans, ce qui est disproportionné au sens de l’article 1291 du Code général des impôts. 
  • Le fait que sa première demande de décharge n’ait pas été instruite lui a été préjudiciable, puisqu’entre les deux demandes de décharge de responsabilité sa situation financière s’est améliorée. 
  • La disproportion marquée prévue à l’article 1691 bis du Code général des impôts ne peut résulter que du seul calcul admis par la doctrine qui implique la liquidation du patrimoine personnel.

La motivation de la Cour d’appel de Versailles

Moment d’appréciation

La cour d’appel fait droit aux demandes de l’appelante selon les motivations détaillées ci-après.  

L’article 1691 bis du code général des impôts précise que par principe les époux sont tenus solidairement au paiement de l’impôt sur le revenu : « I. – Les époux et les partenaires liés par un pacte civil de solidarité sont tenus solidairement au paiement : 1° De l’impôt sur le revenu lorsqu’ils font l’objet d’une imposition commune » ;

Le II de ce même article institue une décharge de responsabilité au bénéfice du contribuable qui remplit les conditions précisées au 2) du II : « II. – 1. Les personnes divorcées ou séparées peuvent demander à être déchargées des obligations de paiement prévues au I ainsi qu’à l’article 1723 ter-00 B lorsque, à la date de la demande […] 2. La décharge de l’obligation de paiement est accordée en cas de disproportion marquée entre le montant de la dette fiscale et, à la date de la demande, la situation financière et patrimoniale, nette de charges, du demandeur. La situation financière nette du demandeur est appréciée sur une période n’excédant pas trois années. La décharge de l’obligation de paiement est alors prononcée selon les modalités suivantes : […] ».

Les juges du fond rappellent que la disproportion marquée doit être appréciée au regard de la situation financière et patrimoniale du contribuable au jour de l’introduction de demande en décharge, en l’espèce au jour de la deuxième demande, soit le 19 juillet 2019. La demanderesse était alors divorcée, depuis la fin de la période d’imposition commune elle avait respecté toutes ses obligations déclaratives, sans chercher à s’y soustraire, conformément aux dispositions de l’article 1691 du Code général des impôts. 

La Cour vient rappeler qu’il appartient aux juges du fond d’apprécier souverainement l’existence à la date de la demande d’une disproportion marquée entre le montant de la dette fiscale des conjoints et la situation financière et patrimoniale, nette des charges du demandeur. La cour précise donc la manière dont la situation financière et patrimoniale de la contribuable aurait dû être appréciée par les juges du fond afin de qualifier ou non la disproportion marquée. 

Sur la situation patrimoniale de la demanderesse

Sur la valeur de l’appartement parisien : la cour considère que les premiers juges ont correctement estimé l’appartement à une valeur de 275.798 €. Les arguments invoqués par la demanderesse et ci-avant détaillés n’étaient pas recevables. 

Sur la fiscalité de plus-value : néanmoins, la Cour prend en considération un nouvel argument apporté par la contribuable en cause d’appel. En cas de cession du bien pour apurer la dette, elle serait nécessairement contrainte de faire face à des frais d’agence et une taxation sur la plus-value. Les frais ne peuvent être estimés avec certitude. En revanche pour la plus-value il ressort de l’instruction que celle-ci pourrait être valorisée à hauteur de 44.673 €. De sorte qu’après déduction des abattements prévus par le Code général des impôts, l’impôt sur la plus-value pourrait être évalué à un montant de 11.719 €. 

Cette prise en charge de la fiscalité latente est un débat extrêmement récurrent en droit de la famille notamment pour la liquidation et le partage de patrimoines issus d’une succession ou du régime matrimonial après divorce. La jurisprudence habituelle, fixée sur l’idée que seul le patrimoine existant (actif ou passif) doit être partagé, refuse de prendre en compte la fiscalité attachée aux actifs partagés. Cette idée, si elle peut être débattue lorsque les actifs partagés pourraient ne pas être cédés par le copartageant qui se voit attribuer le bien, est totalement inadaptée quand la réalisation d’un actif sera manifestement nécessaire, notamment pour payer une soulte ou une prestation compensatoire.

Il est donc heureux que la Cour d’appel ait choisi le pragmatisme en retenant la nécessité pour la contribuable de vendre un bien afin d’apurer la dette. Une jurisprudence qui sans nul doute a vocation à être utilisée dans des situations de partage successoral ou post-divorce.

Finalement, la Cour retient que la valeur nette de l’appartement pouvait donc être estimée à un montant de 119.809 €, égale à la valeur retenue par les premiers juges diminuée du capital restant dû au titre du remboursement de l’emprunt et du montant de la plus-value ( 275.798 € – 144.270 € – 11.719 € = 119.809 €). 

Sur la valeur de la part de SCI de la demanderesse : en première instance cette part avait été valorisée à 1.150 €, les juges de première instance avaient appliqué un décote de 10% au titre du faible pourcentage de participation et du caractère familial  de la société, soit une valeur nette de 1.035 €. La cour d’appel a jugé que cette estimation était jugée à bon droit, puisqu’il ressort des statuts qu’en cas de refus d’agrément par l’ensemble des associés, ces derniers sont tenus de racheter cette part. Cette clause n’empêche donc pas d’écarter toute possibilité de cession. En conséquence, la décote de 10% appliquée en première instance est régulière, sans qu’il ne soit nécessaire que celle-ci soit supérieure. 

Sur la valeur du véhicule et des liquidités : il n’était pas contesté par la contribuable que sa voiture peut être estimée à 3.181 € et ses liquidités à 7.527 €

De sorte que l’actif net du patrimoine est égal à 131.552 €, inférieure au montant de la dette fiscale de 222.639,88 €. 

Sur les revenus de la demanderesse

Les premiers juges ont retenu un montant de 6.396 € pour les ressources mensuelles de la demanderesse, 4.157,83 € euros pour les charges mensuelles, dont 937 euros de dépenses courantes estimées selon le barème de la banque de France pour un montant forfaitaire à défaut de justificatif portant sur le montant exact des charges concernées. 

La demanderesse conteste le montant de 937 euros retenu par les premiers juges, qu’elle évalue à 2.178 € en moyenne et communique pour la première fois en cause d’appel des relevés de compte d’avril à juin 2019. Il résulte de l’étude de ces relevés que les dépenses ayant trait à l’alimentation, l’habillement et les transports s’élèvent à un montant de de 1.389 €. La requérante justifie dès le dépôt de sa demande de décharge en juillet 2019 d’un montant de charges courantes supérieures à celles retenues par l’administration fiscale et le tribunal, auquel il convient d’ajouter 138,38 € d’imposition et taxes, 2.072 € de charges liées au logement, et 1.010 € de frais de garde, de sorte que le montant total des charges mensuelles de l’appelant était de 4.610 €, son net disponible 1.786 €. 

La Cour d’appel, dans une nouvelle manifestation de son pragmatisme, retient la réalité des dépenses présentées sans se contenter du barème de la banque de France.

La disproportion caractérisée de devoir liquider intégralement son patrimoine et dédier plus de quatre années de revenus pour rembourser une dette fiscale

En conséquence, la Cour d’appel considère qu’à la date de sa demande de décharge, la situation financière et patrimoniale de la contribuable ne lui permettait pas de faire face au montant de la dettes fiscale, laquelle vivait avec deux enfant mineurs et ne pouvait solder la somme réclamée en plus de quatre ans, traduisant une disproportion marquée au sens de l’article 2 de l’article 1691 bis du Code général des impôts.

Par cet arrêt la Cour d’appel a considéré que la disproportion était marquée au sens de l’article 1691 bis II lorsqu’une ex-épouse était contrainte d’une part de liquider tout son patrimoine et d’autre part de dédier tous ses revenus durant plus de quatre ans pour faire face à une dette d’impôt causée par son ex-époux.