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Droit de la famille

L’impossibilité pour le juge français de refuser l'application des articles 14 et 15 du Code civil sur le fondement de la fraude

Cass. civ. 1ere, 23 mai 2024, n°21-25.206

Droit international privé de la famille

Enseignement de l'arrêt

Les articles 14 et 15 du Code civil, permettant aux ressortissants français d’attraire ou d’être attrait devant les juridictions françaises, édictent des règles de compétence à portée générale. Elles ne peuvent être écartées que par le jeu de la renonciation ou d’un texte international.
Par conséquent, le juge ne peut décliner sa compétence fondée par les articles 14 et 15 du Code civil au motif que le but poursuivi par le justiciable était de contourner abusivement l’application de la loi française.

L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 23 mai 2024 précise le régime des privilèges de juridiction des articles 14 et 15 du Code civil. Quelques éléments de contexte permettent de mieux expliquer la solution de la première chambre civile.

Le contexte juridique

Les privilèges de juridiction

Les articles 14 et 15 du Code civil édictent des règles de compétence appelées « privilèges de juridiction ».

L’article 14 du Code civil s’adresse au défendeur :

« L’étranger, même non résidant en France, pourra être cité devant les tribunaux français, pour l’exécution des obligations par lui contractées en France avec un Français ; il pourra être traduit devant les tribunaux de France, pour les obligations par lui contractées en pays étranger envers des Français. »

L’article 15, lui, s’adresse au demandeur :

« Un Français pourra être traduit devant un tribunal de France, pour des obligations par lui contractées en pays étranger, même avec un étranger. »

Autrement dit, tout français peut être poursuivi devant le juge français du seul fait de sa nationalité. Sur le même fondement, tout français peut poursuivre un étranger en France.

Le régime des privilèges de juridiction

Selon l’arrêt Weiss rendu par la Cour de cassation le 27 mai 1970 (n° 68-13.643), les privilèges de juridiction des articles 14 et 15 sont d’application générale. Ils ne se limitent donc pas aux obligations comme pourrait laisser penser leur lettre, mais à toutes matières, exception faite des actions immobilières et demandes en partage portant sur des immeubles situés à l’étranger, ainsi que des voies d’exécution réalisées à l’étranger. 

La question du champ d’application de ces dispositions a été réglée par la Cour de cassation dans l’arrêt La Métropole rendu le 21 mars 1966. Le demandeur ou le défendeur concerné doit être français au jour où l’instance est introduite, sauf cas de fraudes. 

Les privilèges de juridiction sont des règles anciennes. Pendant la première moitié du XXème siècle, ils constituaient les instruments de principe pour justifier la compétence du juge français en matière internationale, y compris dans le droit de la famille et des successions

Cela étant, ces règles exorbitantes de compétence ont vu leur champ d’application largement réduit. La Cour de cassation a notamment affirmé dans l’arrêt Cognac and Brandies du 19 novembre 1985 (n° 84-16.001) qu’elles n’avaient vocation à être appliquées que si aucune autre règle de compétence ordinaire ne permettait de saisir les juridictions françaises. 

Ainsi, il n’est possible de mobiliser les articles 14 et 15 du Code civil que si toutes les autres options permettant de justifier la compétence du juge français ont été épuisées. 

Enfin, les privilèges de juridiction sont désactivés en cas de renonciation ou de convention internationale les interdisant. Ce dernier paramètre tend à rendre de plus en plus subsidiaire leur application. Par exemple, le règlement Bruxelles II bis ne permet pas le jeu des privilèges de juridiction du droit français. La Convention Bruxelles II bis (Règlement CE n° 2201/2003) régit les litiges familiaux transfrontaliers dans l’UE, notamment le divorce, la séparation, l’annulation de mariage, la responsabilité parentale et les enlèvements internationaux d’enfants. Elle fixe des règles de compétence et garantit la reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires. Certaines matières, comme les obligations alimentaires ou les adoptions, sont exclues.

Cela dit, ces privilèges de nationalité restent disponibles en matière familiale et, notamment, en matière de filiation.

L’impossibilité pour le juge français d’écarter l’application des articles 14 et 15 du Code civil sur le fondement de la fraude

Faits et procédure

Un justiciable français – décédé au moment du pourvoi en cassation, l’instance est reprise par son ayant droit – et son curateur assignent un résident Suisse aux fins d’établir la paternité de celui-ci. 

Ils saisissent le juge français sur le fondement du privilège de juridiction de l’article 14 du Code civil. 

Par une ordonnance du 27 août 2020, le juge de la mise en état déclare la juridiction française territorialement incompétente et renvoie les parties à mieux se pourvoir. 

Par un arrêt rendu le 29 septembre 2021, la Cour d’appel d’Orléans confirme la décision de première instance au motif que les demandeurs n’avaient saisi le juge français sur le fondement de l’article 14 du Code civil que pour obtenir l’application de la loi allemande, qui leur était plus favorable. Que, ce faisant, elles avaient donc eu recours à la fraude, en tentant de contourner abusivement l’application de la loi française sur la compétence territoriale.

Solution de la Cour de cassation

La Cour de cassation casse l’arrêt d’appel

Elle affirme que l’usage du privilège de juridiction des articles 14 et 15 du Code civil ne peut être écarté que par renonciation ou jeu d’une convention internationale. En l’absence de l’un comme de l’autre, le juge du fond ne peut refuser l’application de ces articles et justifier l’incompétence territoriale de la juridiction française par un contrôle de la prétendue fraude des demandeurs.

Portée de l’arrêt

Cet arrêt s’inscrit dans la lignée des décisions Prieur et Fercometal des 23 mai 2006 et 22 mai 2007.

Si à cette occasion, la Cour de cassation retirait aux privilèges de juridiction leur caractère exclusif (c’est-à-dire incontournable par les justiciables en somme), elle rappelait en effet que ces règles de compétence n’étaient pas facultatives pour le juge. Autrement dit, si la compétence est justifiée par les articles 14 et 15 du Code civil, le juge ne peut la décliner. Ici donc, la Cour de cassation précise l’obligation qui s’impose au juge et indique que le forum shopping n’est pas une cause de refus de compétence. Le juge ne peut écarter l’application des privilèges de juridiction, déjà éminemment subsidiaire, au motif que la loi désignée par les règles de conflit applicables (en l’occurrence françaises) serait plus favorable aux intérêts du demandeur.

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Publié le 20 Mar 2022