Jurisprudences
Patrimoine - Successions - Le sort de la résidence familiale « hors patrimoine » détenue par une fiducie (droit canadien)
Cour suprême du Canada, Y. c. K., 2019 CSC 62
Patrimoine - Fiscalité, Liquidation et partage de successions
Enseignement de l'arrêt
- La Cour suprême du Canada confirme que la valeur d’une résidence familiale détenue par une fiducie familiale peut être ajoutée au partage du patrimoine familial, alors même qu’aucun des époux n’en est directement propriétaire.
- Et ce, alors même que l’époux, lorsqu’il a constitué la fiducie n’entendait pas se soustraire aux règles d’ordre public qui gouvernent le patrimoine familial (cette opération avait pour unique but de protéger les actifs familiaux).
La fiducie : définition et textes applicables
Au Québec, le mariage entraîne la création d’un « patrimoine familial ». Ce patrimoine familial comprend des biens tels que la résidence de la famille, les voitures et les meubles. Ces biens peuvent appartenir aux deux époux ou à un seul d’entre eux. Également, le patrimoine familial peut être composé d’une résidence familiale dont l’un des époux n’est pas propriétaire mais qu’il peut utiliser.
Il s’agit ici de s’intéresser à la fiducie telle qu’elle est appréhendée en droit canadien ; notamment pour mieux appréhender son éventuelle articulation avec les successions ouvertes en France lorsque défunt ou héritiers résident sur notre territoire.
En droit français, l’article 2011 du code civil définit la fiducie comme : « l’opération par laquelle un ou plusieurs constituants transfèrent des biens, des droits ou des sûretés, ou un ensemble de biens, de droits ou de sûretés, présents ou futurs, à un ou plusieurs fiduciaires qui, les tenant séparés de leur patrimoine propre, agissent dans un but déterminé au profit d’un ou plusieurs bénéficiaires. ».
L’article 1260 du Code civil du Québec définit quant à lui la fiducie comme suit : « La fiducie résulte d’un acte par lequel une personne, le constituant, transfère de son patrimoine à un autre patrimoine qu’il constitue, des biens qu’il affecte à une fin particulière et qu’un fiduciaire s’oblige, par le fait de son acceptation, à détenir et à administrer. ».
L’article 1261 du même code civil ajoute : « Le patrimoine fiduciaire, formé des biens transférés en fiducie, constitue un patrimoine d’affectation autonome et distinct de celui du constituant, du fiduciaire ou du bénéficiaire, sur lequel aucun d’entre eux n’a de droit réel. »
L’objectif premier de la fiducie est donc de confier la gestion et la propriété d’un ou plusieurs biens à un tiers. La fiducie décrite par le code civil canadien consiste en un patrimoine distinct de celui qui se l’ai vu transféré. La fiducie peut disposer de constituants, de fiduciaires et de bénéficiaires, mais les biens apportés en fiducie ne feront pas partie du patrimoine personnel de l’un de ces individus.
Apport de l’arrêt
Les faits et la procédure
Monsieur K. et Madame Y. se marient à Beyrouth, au Liban, en 1998. De leur union naissent quatre enfants.
En août 2011, la famille s’installe au Québec à la suite de l’annonce du cancer incurable et en phase terminale de l’épouse.
Le 4 octobre 2011, les époux constituent une fiducie familiale dont la convention prévoit que l’épouse et les enfants en sont les bénéficiaires. Le 18 juin 2012, la fiducie a acquis une résidence dans laquelle la famille s’est installée.
La fiducie était entièrement contrôlée par Monsieur K., l’époux, au regard des pouvoirs qui lui étaient conférés dans l’acte de fiducie. Le 2 juillet 2014, l’épouse engage une procédure en divorce. Elle décède cependant le 6 avril 2015, avant qu’un jugement statuant sur le divorce ne soit prononcé.
Lors de la liquidation de la succession de l’épouse, des demandes sont formées, visant notamment à prendre en compte la valeur de la résidence familiale dans le règlement de la communauté et, par ricochet, dans la succession de la défunte.
Le juge de première instance considère que la valeur de la résidence familiale faisait partie de la communauté (« le patrimoine familial » en droit québécois), même si la résidence familiale n’avait jamais été la propriété des époux puisqu’elle a été acquise par le fiducie.
La Cour d’appel, quant à elle, indique qu’il faut respecter la liberté contractuelle des époux de placer leurs biens dans une fiducie qui est un patrimoine d’affectation distinct, en l’absence d’intention de vouloir écarter les règles de la communauté. Selon la Cour d’appel, ni la valeur marchande de la résidence ni la valeur des droits qui en conférait l’usage ne devaient être incluses dans le calcul du patrimoine familial. Pour la Cour d’appel, le logement familial, propriété de la fiducie, ne devait donc pas être intégré à la succession de la défunte.
L’affaire est ensuite portée devant la Cour suprême du Canada.
La portée de l’arrêt
La Cour suprême du Canada se positionne en contradiction avec la Cour d’appel en affirmant que le juge de première instance avait correctement apprécié le statut juridique de la fiducie.
D’abord, les juges de la Cour suprême du Québec ont considéré que le fait d’acheter une résidence familiale par l’intermédiaire d’une fiducie n’a pas pour conséquence de principe de la soustraire à la communauté , même si cette opération n’avait pas pour objectif de constituer une manœuvre d’évitement des dispositions législatives relatives au patrimoine familial. En l’espèce, la fiducie familiale avait pour but la protection d’actifs et donc, une fin légitime.
Ensuite, pour apprécier en l’espèce l’intégration ou pas de la valeur du bien dans la communauté, la Cour suprême s’est intéressée à l’effectivité du contrôle du ou des époux sur le bien familial, même acquis par la fiducie.
En l’espèce, le contrôle de l’époux fiduciaire sur le logement était quasiment total. Il détenait le pouvoir de décider de qui pouvait l’utiliser, et de qui pouvait bénéficier d’un droit sur sa valeur in fine.
La Cour suprême conclut que la valeur des droits qui conférait aux époux l’usage de la résidence familiale, détenue par une fiducie, devait être incluse dans la communauté à partager.
Dit autrement, bien qu’aucun des époux ne soit propriétaire du logement familial placé en fiducie, la valeur des droits qui conféraient aux époux l’usage du bien sont un bien commun dont la valeur doit être partagée.
Dès lors, pour conserver ses droits intacts, l’époux fiduciaire n’a d’autre choix que d’indemniser les héritiers à hauteur de la valeur des droits détenus par son épouse.
Il s’agit d’un arrêt particulièrement important pour les couples mariés québécois, notamment évidemment en cas de séparation et de liquidation du régime matrimonial.
Les différences et similitudes avec le droit français
D’abord, comme au Québec, en droit français, la fiducie opère le transfert de propriété dans un patrimoine d’affectation. En effet, dès la signature du contrat, le fiduciaire devient propriétaire des biens apportés en fiducie. Toutefois, ces biens n’ont pas vocation à entrer dans le patrimoine personnel du fiduciaire : ils constituent un patrimoine indépendant communément appelé « patrimoine d’affectation ».
À l’inverse, l’article 2013 du code civil (français) prévoit que : « Le contrat de fiducie est nul s’il procède d’une intention libérale au profit du bénéficiaire. Cette nullité est d’ordre public. ». Au contraire, la législation québécoise autorise l’établissement des fiducies au moyen de libéralités, que ce soit par testament ou par donation. C’est une différence fondamentale entre les deux ordres juridiques.