Jurisprudences
Succession - La résidence habituelle du défunt située dans l’État-membre et la mise en œuvre des compétences subsidiaires
CJUE, 10e, 17 juill. 2023, n° C-55/23
Droit international privé de la famille
Enseignement de l'arrêt
L’article 10, paragraphe 1, sous a), du règlement (UE) n° 650/2012 ne trouve à s’appliquer que lorsque la résidence habituelle du défunt au moment du décès était située dans un État membre non lié par ce règlement ou dans un État tiers.
Rappel du contexte légal
Le règlement (UE) n°650/2012 du 4 juillet 2012 relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions, et l’acceptation et l’exécution des actes authentiques en matière de successions et à la création d’un certificat successoral européen est applicable aux successions ouvertes à compter du 17 août 2015.
L’objectif essentiel du règlement européen est d’unifier le traitement d’une succession par les autorités d’un seul pays afin d’éviter l’ouverture de procédures parallèles dans plusieurs pays aboutissant à des décisions de justice éventuellement contradictoires.
L’article 4 du règlement prévoit les règles de la compétence générale des juridictions des États membres :
« Sont compétentes pour statuer sur l’ensemble d’une succession les juridictions de l’État membre dans lequel le défunt avait sa résidence habituelle au moment de son décès. »
Le critère de la résidence habituelle du défunt au moment de son décès est crucial pour la détermination des juridictions compétentes et de la loi applicable.
La compétence subsidiaire est prévue dans l’article 10 du règlement :
« 1. Lorsque la résidence habituelle du défunt au moment du décès n’est pas située dans un État membre, les juridictions de l’État membre dans lequel sont situés des biens successoraux sont néanmoins compétentes pour statuer sur l’ensemble de la succession dans la mesure où :
a) le défunt possédait la nationalité de cet État membre au moment du décès; ou, à défaut,
b) le défunt avait sa résidence habituelle antérieure dans cet État membre, pour autant que, au moment de la saisine de la juridiction, il ne se soit pas écoulé plus de cinq ans depuis le changement de cette résidence habituelle.
2. Lorsque aucune juridiction d’un État membre n’est compétente en vertu du paragraphe 1, les juridictions de l’État membre dans lequel sont situés des biens successoraux sont néanmoins compétentes pour statuer sur ces biens. »
Apport de l’arrêt
Rappel des faits
Un ressortissant polonais décède le 9 mai 2020 à Hambourg.
La sœur du défunt introduit une demande devant une juridiction polonaise aux fins de la détermination des héritiers du défunt.
Dans sa demande, la sœur du défunt indique que
- la dernière résidence habituelle de son frère se trouvait à Hambourg,
- celui-ci possédait des biens immobiliers en Pologne
- il n’a pas choisi de loi pour régir sa succession.
Elle précise que le fils du défunt, son épouse et sa mère, sa nièce renoncent à la succession devant une juridiction allemande.
Rappel de la procédure
Procédure en Pologne
Par ordonnance du 30 août 2022, la juridiction de renvoi rejette la demande de la sœur du défunt au motif que les juridictions polonaises ne sont pas compétentes pour statuer sur la succession d’un défunt dont la dernière résidence habituelle se trouvait dans un État membre autre que la République de Pologne.
Elle écarte l’application de la règle de compétence subsidiaire prévue à l’article 10, paragraphe 1 du règlement successions internationales en considérant que celle-ci ne concernait que les défunts dont la dernière résidence habituelle ne se situait pas dans un État membre.
Par ordonnance du 14 novembre 2022, le Sąd Okręgowy w Szczecinie (tribunal régional de Szczecin, Pologne), saisi en appel, annule l’ordonnance du 30 août 2022 en considérant que l’interprétation retenue par la juridiction de renvoi de l’article 10 du règlement est erronée.
Selon la juridiction d’appel, cette disposition confère une compétence subsidiaire à l’État membre dans lequel le défunt a laissé des biens et dont il était ressortissant, même si sa résidence habituelle ne se situait pas dans cet État membre.
Saisie de nouveau de l’affaire au principal, la juridiction de renvoi ne partage pas l’interprétation de l’article 10 du règlement, retenue par la Cour d’appel, qui serait, selon elle, contraire au sens littéral de celui-ci ainsi qu’aux objectifs du règlement.
Questions préjudicielles
Dans ces conditions, le Sąd Rejonowy Szczecin – Prawobrzeże i Zachód w Szczecinie (tribunal d’arrondissement de Szczecin, responsable des zones de la rive droite et de l’Ouest) décide de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Convient-il d’interpréter l’article 10, paragraphe 1, sous a), du règlement [n° 650/2012] en ce sens qu’il ne s’applique que lorsque le défunt n’était domicilié dans aucun État membre lié par ledit règlement ou [en ce sens qu’il] confère une compétence subsidiaire à l’État membre dans lequel le défunt a laissé des biens et dont il possédait la nationalité au moment du décès même si, à ce moment, sa résidence habituelle était située dans un autre État membre lié par le même règlement ?
2) Convient-il d’interpréter le droit de l’Union, en particulier l’article 267 TFUE, en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale en vertu de laquelle une juridiction est liée par l’appréciation juridique d’une juridiction supérieure portant sur l’interprétation du droit de l’Union, contraire à celle donnée par la Cour dans un arrêt préjudiciel également dans une espèce particulière ? »
Position de la cour de Justice
Compétence subsidiaire pour statuer sur l’ensemble de la succession
La CJEU rappelle que l’article 4 du règlement établit une règle de compétence générale selon laquelle sont compétentes pour statuer sur l’ensemble d’une succession internationale les juridictions de l’État membre dans lequel le défunt avait sa résidence habituelle au moment de son décès.
Lorsque le défunt avait sa résidence habituelle dans un État membre, les juridictions d’un autre État membre dont il possédait la nationalité peuvent devenir compétentes, conformément aux articles 5 à 9 du règlement, lorsque le défunt avait choisi, conformément à l’article 22 de ce règlement, la loi de ce dernier État membre comme loi régissant l’ensemble de sa succession.
Par ailleurs, l’article 10 du règlement établit une règle de compétence subsidiaire pour statuer sur l’ensemble de la succession internationale au profit des juridictions de l’État membre dans lequel sont situés des biens successoraux, dans la mesure où le défunt possédait la nationalité de cet État membre au moment de son décès. Toutefois, ainsi qu’il ressort du libellé de la première partie de l’article 10 de ce règlement, la compétence subsidiaire fondée sur cette disposition n’est prévue que dans le cas où la résidence habituelle du défunt, au moment de son décès, n’est pas située dans un État membre.
Il résulte de la jurisprudence de la CJEU que tant l’article 4 du règlement que l’article 10, de celui-ci ont pour seul objet de définir des critères uniformes de compétence juridictionnelle pour statuer sur l’ensemble d’une succession internationale.
La Cour saisit cette occasion pour rappeler qu’il n’existe pas de rapport hiérarchique entre le for établi à l’article 4 du règlement et le for établi à l’article 10 de celui-ci, « puisque chacun d’entre eux vise des cas de figure distincts ». De même, le fait que les compétences visées à l’article 10 de ce règlement soient qualifiées de « subsidiaires » ne signifie pas que cette disposition serait moins contraignante que celle de l’article 4 dudit règlement, relative à la compétence générale.
À cet égard, l’emploi du terme « néanmoins » à l’article 10 du même règlement suggère que cette disposition vise une règle de compétence équivalente et complémentaire à la règle de compétence générale établie à cet article 4, de telle sorte que, en cas d’inapplicabilité de ce dernier article, il y a lieu de vérifier si les critères des compétences prévues audit article 10 sont satisfaits.
De surcroît, la Cour indique que ces règles de compétence juridictionnelle pour statuer sur l’ensemble d’une succession n’offrent pas aux parties intéressées la possibilité de choisir, en fonction de leurs intérêts, le for d’un État membre, sous réserve de l’application de l’article 5 dudit règlement en cas de choix du défunt de la loi applicable à sa succession.
En l’occurrence, la dernière résidence habituelle du défunt se trouvait en Allemagne et ce dernier n’a pas choisi la loi applicable à l’ensemble de sa succession.
Dans ces conditions, il résulte clairement du libellé univoque de l’article 10, paragraphe 1 du règlement que cette disposition ne s’applique pas dans une situation, telle que celle en cause au principal, où la résidence habituelle du défunt au moment de son décès était située dans un État membre lié par ce règlement.
La réponse de la Cour : l’article 10, paragraphe 1, sous a), du règlement n° 650/2012 doit être interprété en ce sens que la règle de compétence subsidiaire prévue par cette disposition ne trouve à s’appliquer que lorsque la résidence habituelle du défunt au moment du décès était située dans un État membre non lié par ce règlement ou dans un État tiers.
Ainsi, la juridiction de l’État membre doit retenir sa compétence sur le fondement de 10 du règlement uniquement si la résidence habituelle du défunt se situe dans l’État non-membre de l’Union ce qui n’était pas le cas en l’espèce.
Primauté du droit de l’Union
La juridiction de renvoi demande si le droit de l’Union, notamment l’article 267 TFUE, s’oppose à ce qu’une juridiction nationale, statuant à la suite de l’annulation, par une juridiction supérieure, d’une décision qu’elle a rendue, soit liée, conformément au droit procédural national, par les appréciations en droit effectuées par cette juridiction supérieure, lorsque ces appréciations ne sont pas conformes au droit de l’Union, tel qu’interprété par la Cour.
La CJEU rappelle qu’un arrêt rendu à titre préjudiciel par la Cour lie le juge national, quant à l’interprétation ou à la validité des actes des institutions de l’Union en cause, pour la solution du litige au principal.
À cet égard, le juge national, ayant exercé la faculté que lui confère l’article 267, deuxième alinéa, TFUE, est lié, pour la solution du litige au principal, par l’interprétation des dispositions en cause donnée par la Cour et doit, le cas échéant, écarter les appréciations d’une juridiction supérieure s’il estime, eu égard à cette interprétation, que celles-ci ne sont pas conformes au droit de l’Union
Dans ces conditions, l’exigence d’assurer le plein effet du droit de l’Union inclut l’obligation, pour les juridictions nationales, de modifier, le cas échéant, une jurisprudence établie si celle-ci repose sur une interprétation du droit interne incompatible avec le droit de l’Union.
En l’occurrence, la juridiction de renvoi a l’obligation d’assurer le plein effet de l’article 267 TFUE en laissant au besoin inappliquées, de sa propre autorité, les dispositions procédurales nationales, en l’occurrence, celles de l’article 386, paragraphe 6, du code de procédure civile, qui lui imposent d’appliquer l’interprétation en droit du Sąd Okręgowy w Szczecinie (tribunal régional de Szczecin), dès lors que cette interprétation n’est pas compatible avec le droit de l’Union, tel qu’interprété par la Cour.
Ainsi, l’interprétation du droit européen par la CJEU s’impose à la juridiction nationale qui doit l’appliquer même si la juridiction nationale est liée de manière inconditionnelle par l’interprétation du droit de l’Union faite par une autre juridiction nationale en vertu de son droit national.